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« Je fais de la vidéo par passion et par besoin »

Marie-Andrée Boivin a réalisé le documentaire « Femmes sourdes, dites-moi… ». Entretien avec cette réalisatrice féministe et engagée contre l’audisme,

Dans Femmes sourdes, dites-moi…, Marie-Andrée donne la parole à des femmes qu’on ne voit que trop peu dans les médias. C’est en découvrant l’existence d’une classe réservée aux jeunes filles sourdes, ouverte dans les années 1960 et fermée dans les années 1990, dans un couvent montréalais, que Marie-Andrée a eu l’envie de réaliser ce documentaire. Elle-même sourde depuis l’enfance, elle a donné la parole à des femmes, d’anciennes élèves de cette classe, pour qu’elles racontent leur histoire. Le résultat : un film à la fois informatif et remuant.

L’engagement de Marie-Andrée, féministe et contre les discriminations vécues par les personnes sourdes, s’incarne dans ses réalisations vidéo et dans sa vie quotidienne. Elle est revenue sur son documentaire, nous en a raconté les origines et nous a parlé des héroïnes qu’elle a rencontrées.

Le documentaire Femmes sourdes, dites-moi… donne la parole à des femmes sourdes québécoises, à travers l’histoire d’un couvent montréalais qui accueillait des fillettes sourdes entre 1851 et 1975. Qu’est-ce qui t’a poussé à réaliser ce documentaire ?

Je l’ai fait par passion et par besoin. Besoin qu’on parle des femmes sourdes, qu’on leur donne la parole. Besoin aussi qu’on rende les informations accessibles pour les sourd.e.s dans leur langue, et qu’on fasse de la sensibilisation pour les personnes entendantes pour que la vie des personnes sourdes devienne plus facile. C’est tout ça qui m’a motivée.

Il y a plusieurs événements déclencheurs. Je connaissais le bâtiment qui est le lieu central du film, qui s’appelait à l’origine Institut des sourdes-muettes de Montréal, mais sans savoir que c’était l’école des femmes sourdes. Pourtant ce pan de l’histoire est essentiel, puisque c’était la première école pour les femmes sourdes au Québec, peut-être même au Canada. Il y a une chapelle encore ouverte, et il y a encore le même prêtre qui officie toujours. L’abbé Leboeuf le fait en langue des signes québécoise depuis plusieurs décennies.

En fait, il y avait une messe de Pâques où une amie m’avait demandé d’aller avec elle. Ça ne m’intéressait pas vraiment, parce que je ne suis pas vraiment croyante, et quand j’allais à l’Église je ne comprenais jamais rien, avec le prêtre qui parle, ce n’était pas accessible pour moi. Mais elle m’avait dit que ça allait être en langue des signes, que je pourrais comprendre. Dans l’entrée il y avait des photos anciennes qui montraient des sœurs. Je ne savais même pas qu’il y avait eu un institut.

Un monsieur sourd est venu m’expliquer que sur les photos il y avait des religieuses sourdes et des religieuses entendantes. Il m’a montré qu’elles avaient des coiffes différentes. Il m’a dit que pendant la messe les religieuses sourdes étaient dans le fond, en haut, et les entendantes étaient en avant. J’ai eu un choc, c’est de la discrimination ! Mais lui ne comprenait pas ce que ça voulait dire. Je n’ai pas pu me fâcher longtemps, mais je suis restée fâchée longtemps en-dedans.

Ça a été le premier déclic. C’est là que j’ai appris qu’il y avait eu une école pour les filles sourdes ici.

Ensuite j’ai rencontré une femme qui était à cette école, elle est aussi dans le film. Je trouvais qu’elle articulait beaucoup en même temps qu’elle parlait en langue des signes. Pendant qu’elle signait elle parlait aussi, les deux langues en même temps. Ça ne se fait pas vraiment, mais ces femmes sourdes le font. Et elle m’a dit que c’est parce que les religieuses les faisaient parler oralement. Je me suis dit qu’il y avait quelque chose à aller chercher.

Quand tu as commencé le documentaire, avais-tu une idée de sa forme finale ?

Quand on commence un documentaire, on ne sait rien. Au début c’est un pari : est-ce que les femmes vont répondre, est-ce qu’elles vont accepter de parler, est-ce qu’elles vont me dire des choses intéressantes, est-ce que ça va se tenir, est-ce que je vais réussir à avoir des informations pertinentes, est-ce que ça va s’adresser à un public général, etc. Les religieux ont l’appel, moi j’ai eu l’appel du film. Il fallait que je le fasse. Et heureusement, ça a marché !

D’où vient le titre de ton documentaire, « Femmes sourdes, dites-moi… » ?

J’ai cherché longtemps. Je ne voulais pas tomber dans les stéréotypes, par exemple « les femmes sourdes m’ont parlé ». L’institut s’appelait l’Institut des Sourdes Muettes, donc dire « elles m’ont parlé » c’était faire un mauvais jeu de mots. En plus le terme « sourdes-muettes » on ne veut plus l’utiliser maintenant. C’est désuet et c’est perçu péjorativement.

Je me suis dit que de parler de femmes sourdes dans le titre, ça pose déjà que c’est un film dont le sujet est les femmes, qui sont sourdes. Et elles m’ont raconté leur histoire. Je leur demandais une action, je leur demandais de se manifester, de prendre leur place. C’est pour ça que j’ai choisi ce titre.

À qui destinais-tu ton documentaire quand tu l’as réalisé ?

À la fois au public sourd et a public entendant. C’est pourquoi dans le documentaire je n’explique jamais ce qu’est la surdité, parce que ça emmerderait les sourd.e.s. Mais j’ai fait attention à ce que les informations soient intéressantes et accessibles à la fois pour les sourd.e.s et pour entendant.e.s, en tout temps. Donc il y a un équilibre entre les deux. Et ça s’adresse aux deux.

Pour quelqu’un qui ne connaît pas du tout les personnes sourdes ou la surdité, il y a beaucoup de méconnaissance. Par exemple l’idée que la langue des signes serait un langage, qu’elle serait un langage universel, des choses comme ça. J’ai fait attention à ce que ce qui est montré dans le documentaire soit compréhensible pour les entendant.e.s, tout en restant intéressant pour les sourd.e.s qui regardent. Ce n’est toutefois pas un film sur la surdité, il s’avère que les femmes du film sont sourdes à divers degrés. Bien sûr c’est un thème abordé dans le film, mais ce n’est pas un documentaire informatif sur la surdité.

Il y avait le défi du montage, à partir de 30 heures de témoignages : rassembler les thématiques, choisir les réponses qui iraient ensemble, qui se complèteraient et qui aussi se contrediraient même, pour une neutralité, respecter ce que les femmes avaient voulu partager, témoigner de l’apport des religieuses sans toutefois faire de censure, leur rendre hommage, car leur travail est immense, essentiel, s’assurer que tout le contenu serait compris par tous les publics, compléter certaines informations par le biais de la narration.

Il y avait aussi le travail tant au tournage qu’au montage : que l’information puisse en tout temps être visible, en langue des signes. Ceci entend (!) qu’on ne puisse pas faire de voix off et que les plans seraient larges : en ce sens une de mes craintes était le dynamisme visuel, le rythme, j’avais peur que ce soit platte (ennuyant/lassant), tant on est habitué aux voix hors-champ, aux plans serrés. Mais je pense qu’avec Vicky Blouin on a réussi ce défi.

Le pensionnat a accueilli des jeunes filles entre 1851 et 1975.

Le pensionnat a accueilli des jeunes filles entre 1851 et 1975.

Quelles thématiques voulais-tu aborder dans ce documentaire ?

J’avais déjà quelques sujets en tête : la communication avec la famille avant et après le passage au couvent, la relation avec les sœurs, entre pensionnaires, le rapport à l’autorité notamment ce qu’elles gardaient comme souvenir à ce niveau et comment ça marchait à l’école. L’apprentissage de la parole : elles apprenaient à parler, donc je voulais savoir comment ça se passait. Le contact avec la langue des signes, le contact avec les garçons sourds dans le collège plus loin, entre autres sujets.

Mais souvent les femmes que je rencontrais étaient tellement contentes de parler que ça partait tout seul. Tu poserais des questions à une personne entendante, il y aurait plus de réticence. Mais les personnes sourdes ne parlent tellement pas souvent avec d’autres personnes, à cause du peu de gens qui connaissent la langue des signes, que quand tu leur permets de parler, elles se laissent aller vraiment. C’était foisonnant ! C’était vraiment généreux. Et c’est ce qui m’a permis de faire un film aussi fort. Je ne connaissais pas leur histoire, c’est elles qui me l’ont racontée.

Je connaissais une des anciennes pensionnaires. J’ai rencontré la deuxième lors d’un événement de sourdes. Puis une personne que je connais, dont la mère est sourde, m’a dit qu’elle allait demander à sa mère. C’était la troisième personne. Les trois m’ont raconté l’histoire, elles m’ont donné la base de l’histoire. Je voulais que la connaissance de l’histoire me vienne des personnes sourdes elles-mêmes, pas des entendant.e.s, pas de leur interprétation des faits, pas d’un livre. Mais même si j’avais voulu, il y a si peu d’information écrite ! Et je voulais à tout prix éviter les biais romancés que plusieurs personnes entendantes ont souvent en découvrant le monde des sourds.

Après ça j’ai cherché de manière plus ciblée en fonction de ce qu’elles m’avaient raconté. Par exemple elles m’avaient dit qu’il y avait des catégories d’étudiantes : celles qui parlaient bien, celles qui parlaient moins bien et celles qui ne parlaient pas oralement, seulement en signes. Et elles m’avaient dit qu’il y avait une certaine discrimination, un tabou aussi. Je voulais trouver une femme qui parlait seulement en signes, mais c’était difficile. J’en ai trouvé une, une femme qui est devenue aveugle, et qui avait été avec les manuelles quand elle était petite. Je ne sais pas pourquoi elles l’avaient mise dans cette classe-là. Probablement qu’elle avait déjà un déficit visuel.

Mais je n’ai pas trouvé de femmes sans autres particularités qui auraient été dans le groupe des « manuelles ».* J’ai cherché beaucoup. C’est peut-être la difficulté de les joindre, par rapport à l’écrit, la compréhension étant plus complexe. Ou c’est peut-être le tabou : toutes les femmes signent aujourd’hui sans gêne, mais personne ne va dire qu’elle était autrefois dans le groupe des manuelles. C’était péjoratif. J’étais un peu déçue, mais ce n’est pas grave.

À un moment, Vicky, qui travaillait sur le film aussi, et moi, avons cru que les manuelles c’était une légende urbaine, tant nos recherches pour en rencontrer une étaient infructueuses. Une femme nous avait dit que les religieuses les menaçaient parfois : « si tu ne parles pas assez bien, si tu signes trop, on va t’envoyer avec les manuelles ! ». L’équivalent du bonhomme sept heures (bonesetter, de l’anglais), qu’on a pensé ? Mais non, elles existaient vraiment.

As-tu reçu de l’aide pour réaliser ce documentaire ?

J’ai eu beaucoup d’aide pour faire les tournages. Souvent, dans les films qui mettent en scène des sourd.e.s – que ce soit des vrai.e.s sourd.e.s ou des entendant.e.s – la langue des signes n’est pas bien filmée : soit en plan trop serré, soit on montre seulement une partie de la phrase. Et nous les sourd.e.s on manque la phrase. C’est comme si le son sautait et variait pendant le film ! J’ai travaillé avec Vicky Blouin, qui connaît la langue des signes, qui connaît les sourd.e.s, et qui est photographe, et qui encadrait large pour qu’on puisse comprendre, qui maîtrisait les enjeux de la narration qui soit entièrement visuelle sans voix hors-champ.

J’avais fait un cours de montage au GIV aussi. Ce sont elles qui m’ont enseigné le montage. Quand j’ai fait ce programme au GIV, j’ai eu l’impression que j’avais un outil de plus pour m’exprimer. Ça a été un tournant dans ma vie.

Une monteuse professionnelle, Stella Valliani, qui habite près de chez moi m’a aussi aidée. Et il y avait aussi le technicien de l’UQAM qui pouvait m’aider au niveau du montage quand j’avais des questions techniques. Joanne Comte et Annie Boutin, qui travaillent dans le milieu télévisuel, ont pu m’aider à couper le montage pour ne garder que l’essentiel, et ordonner les séquences. La famille a évidemment beaucoup aidé, des amies aussi, tant au niveau des encouragements constants que des prêts d’auto…

Enfin j’ai réussi à avoir la collaboration de deux compositrices de musique de film, Stéphanie Hamelin Tomala et Siham Naim, qui faisaient un diplôme d’études supérieures à l’UQAM en musique de film. Pour leur part, elles ont demandé à 30 musicien.nes de jouer leur musique, qui magnifie le film

J’ai fait exprès de demander à des femmes, dans la mesure du possible. Il faut solliciter le travail des femmes, pour qu’elles puissent perdurer dans le métier après les études. Elles sont trop souvent mises à l’écart et pourtant elles ont tant de talent. C’est pour ça que le film est un succès à tous les niveaux !

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Est-ce que tu as rencontré des difficultés en réalisant ce documentaire ?

J’aurais aimé qu’il y ait des témoignages des religieuses, mais je n’ai pas réussi. J’ai travaillé très fort, mais je pense qu’il y avait une réticence. Une religieuse apparaît dans le film, mais elle n’a pas témoigné, c’était plus une rencontre avec une des femmes du film.

J’avais l’impression de déplacer une montagne, et que parfois des personnes ne voulaient pas m’aider pour déplacer une petite roche

Il a été difficile de pouvoir filmer à l’intérieur, je n’ai pas pu avoir accès à tout. Au moment où j’ai réalisé le film, des associations gouvernementales étaient dans le bâtiment, dont une partie pour les sourd.e.s. Ce n’était plus de l’enseignement, mais des orthophonistes, des audiologistes, des psychologues et travailleurs sociaux. Toutes les autres associations du bâtiment ont accepté, mais pour la partie qui est consacrée aux sourd.e.s, le service ne m’a jamais permis d’entrer pour filmer. C’est ironique. Il y avait une réticence, c’était vraiment choquant.

Faire ce film m’a rendue un peu impatiente envers les gens. Quand je demandais un service et qu’on me répondait « c’est trop compliqué », alors que ça n’aurait pris que quelques minutes ; en fait en faisant ce film j’avais l’impression de déplacer une montagne, et que parfois des personnes ne voulaient pas m’aider pour déplacer une petite roche. Ça m’a rendue intolérante, moins patiente face à certains travers humains. Parce que ça a demandé tellement de travail, c’est inimaginable le travail que ça demande pour faire un film, pour réussir à aller jusqu’au bout. Des fois j’aurais rêvé que ça soit avec moins de contraintes.

Dans ton documentaire, les femmes signent, elles sont doublées à l’oral et tous les propos sont sous-titrés. C’est entièrement accessible. Qui a fait le doublage ?

Avant les entrevues, je proposais aux femmes de s’exprimer dans la langue qu’elles souhaitaient. Certaines ont décidé de parler, certaines de signer, d’autres de parler et de signer en même temps. Une scène que je n’oublierai pas, c’est un tournage avec deux femmes qui se parlaient, l’une parlait en signes, l’autre parlait oralement, et elles se comprenaient, ça allait comme ça. Loin des dogmes, pour moi qui en ai assez des dogmes du « bon sourd », de la « bonne façon de communiquer quand on est sourd » ah, c’était jouissif, enfin aucune contrainte.

La surdité c’est pas le poétique silence des entendants !

J’avais reçu un commentaire de l’Université, qui me disait qu’il ne fallait pas que je double le film, ajouter la voix quand les femmes parlent en signes, parce que le sous-titrage suffirait. Mais le sous-titrage ne suffisait pas : des personnes analphabètes entendantes, ou des personnes avec des problèmes de vision n’auraient pas pu lire. L’accessibilité ce n’est pas partiel ! Il faut qu’il y ait une accessibilité complète.

Je m’étais aussi opposée, avec ce commentaire qui sous-entendait que ça faisait comprendre la surdité, que d’écouter un film sans son, à la « romantisation » de la surdité, à une façon de la maintenir dans une exotisation… La surdité c’est pas le poétique silence des entendants !

J’ai fait un pari. J’ai demandé à des femmes sourdes de faire le doublage. Elles me disaient que ça gâcherait mon film, que leur voix n’était pas belle. Mais je voulais leur voix. Vicky a fait le casting des voix, en pairant les doubleuses avec les participantes du film. En faisant en sorte que la voix de la personne malentendante soit en concordance avec le dynamisme de la personne sourde. Finalement, quand elles sont sorties du studio d’enregistrement elles étaient très fières. Une a dit qu’elle ne laisserait plus personne déprécier sa voix.

Ça a été une des plus belles surprises du film pour moi, de les avoir rendues fières. Je voulais rendre les femmes du film fières, mais je n’avais pas pensé à celles qui feraient la voix. Ça m’a fait vraiment plaisir. Que pour les femmes qui ont fait la voix aussi ce soit une réappropriation de leur réalité.

J’étais très stressée pour mon propre doublage. Je sais que ma voix n’est pas parfaite, je passais en dernier et comme c’est mon film, je voulais que ça soit parfait. J’avais aidé les femmes à faire le doublage. Elles avaient entre 55 et 70 ans. Elles restaient debout avec le micro, tout le long, à répéter, sans jamais de baisse de conscience ou de panique, toutes fières. Moi j’étais stressée, et elles non. Ça m’a donné du courage pour faire mon propre doublage. Je repense souvent à cette scène.

Quels retours as-tu eus des femmes que tu as interviewées, quand tu leur as montré le film ?

Elles étaient vraiment fières d’avoir participé. Elles sont contentes de pouvoir partager leur histoire. J’avais peur qu’elles me disent que ce n’était pas ce qu’elles avaient voulu dire, mais elles ont toutes été d’accord. Ça m’a soulagée, parce que j’ai essayé d’être la plus juste possible. J’ai essayé d’être neutre aussi, de rassembler tous les points de vue qu’elles m’avaient livrés.

Pour plusieurs elles ne pouvaient pas communiquer avec leur famille, à cause du fait qu’ils n’aient aucune langue commune, donc avoir un film accessible à tous les publics leur permettait de raconter leur histoire à leur entourage. Pouvez-vous imaginer ne pas pouvoir communiquer efficacement avec votre famille depuis toujours ?

Vis-à-vis d’autres personnes sourdes et malentendantes, quelle a été la réception ?

Je l’ai projeté dans des associations, des festivals, dans des événements dans la communauté, devant des classes, en majorité devant des salles mixtes personnes sourdes/entendantes.

Une fois dans une salle il y avait près de 200 femmes sourdes âgées, anciennes pensionnaires de cette époque-là, qui étaient à la projection. Ça s’est fini en larmes, toutes les femmes pleuraient, c’était vraiment émouvant. Après elles voulaient toutes venir devant et raconter leur expérience, certaines rajoutaient des anecdotes, ça aurait duré des heures si on n’avait pas dû mettre fin, et j’aurais voulu savoir tout ça avant, pour le film.

Les personnes entendantes aussi sont touchées. Hormis ce qui touche spécifiquement la surdité, l’apprentissage des signes ou de la parole, le film raconte aussi l’expérience de personnes entendantes qui ont été pensionnaires. De plus, il a touché des gens en Italie, dont les parents ont été pensionnaires dans les couvents de personnes sourdes aussi. Et bien sûr il y a les personnes entendantes et sourdes qui découvrent l’histoire des sourds précisément, mais aussi l’histoire générale des pensionnaires.

Par exemple, dans les échanges suivant les projections, j’ai appris qu’il y avait des filles qui venaient de la Saskatchewan jusqu’à Montréal, où les sœurs avaient ouvert des classes en anglais, simplement parce qu’il n’y avait pas d’écoles pour enfants sourds dans l’Ouest canadien. Plusieurs jours en train, si ce n’est une semaine. Aussi, une autre anecdote m’a été racontée, des enfants embarquaient sur des paquebots de marchandises sur la Côte-Nord, naviguaient quelques jours sur le Saint-Laurent jusqu’à Québec, puis prenaient le train jusqu’à Montréal. Dans notre ère où les enfants sont hypercouverts, c’est inimaginable ! Et bien sûr ces enfants ne voyaient plus leurs familles jusqu’aux vacances d’été suivantes… et peut-être même plus pour quelques années.

Dans le film on voit peu de religieuses, mais on comprend que leur rôle a été très important. Peux-tu m’en dire plus ?

Le travail de ces religieuses a été considérable, et je ne suis pas certaine qu’il est reconnu à sa juste valeur. Elles étaient des religieuses de la charité, les Sœurs de la Providence, et dans l’est de Montréal elles ont commencé à recevoir, parmi les personnes pauvres qu’elles aidaient, des personnes sourdes démunies. Elles se sont rendues compte qu’elles n’avaient aucun moyen de s’instruire et aucune langue. Alors elles ont décidé d’ajouter une mission de plus à leur travail de charité : l’enseignement aux filles sourdes.

Si ces religieuses n’avaient pas été là, … imaginez ? Elles ont prospecté plusieurs régions du Québec, où elles se rendaient en train, dans les villages, pour convaincre les parents de leur laisser leurs filles sourdes.

C’étaient des aventurières, des défricheuses de la communication, du savoir, de l’éducation. Elles recevaient des centaines de jeunes filles, qui pour la plupart ne savaient même pas qu’elles avaient un nom, ne savaient pas un mot, sinon que des signes de base inventés dans leur milieu familial: manger, aller, dormir, église. Il fallait parvenir à faire surmonter le traumatisme de la séparation, pour ces jeunes filles sourdes qui ne savaient même pas où elles allaient, enseigner la base, enseigner la communication, enseigner les matières.

Ces religieuses ont même voyagé en Europe pour acquérir des techniques d’enseignement aux enfants sourds, à une époque où seule la religion leur permettait d’avoir des postes à responsabilité, du pouvoir et d’influence ou d’importance. C’est fou hein !

Ce documentaire est féministe, il se concentre sur des femmes et leur histoire. Cette dimension, est-ce qu’elle ressort aussi dans la manière dont tu as réalisé le documentaire ?

Oui. Je n’ai demandé qu’à des femmes de travailler sur le film, parce qu’il y a un problème d’accessibilité aux métiers après. C’est surtout des hommes qui travaillent dans le domaine du cinéma, dans le domaine de la télé. J’ai fait exprès de demander à des femmes. Ça n’a pas toujours été possible et je suis reconnaissante envers toutes les personnes qui ont travaillé au film. Par contre je pense qu’il doit y avoir une prise de position qui passe par nos actions, nos embauches, pour changer la situation des femmes dans les divers métiers. Le plafond de verre ne se cassera pas tout seul.

Et aujourd’hui, ce qui est rare pour ce type de réalisations, il est diffusé à la télévision québécoise ! Comment est-il distribué ?

La chaîne UnisTv, filiale canadienne de Tv5, a acquis les droits pour 3 ans.

Ton documentaire a été primé à plusieurs festivals, Rome, Toronto, Seattle. Qu’est-ce que ça t’a fait ?

C’était une surprise ! Je ne m’y attendais pas, je n’avais même pas pensé qu’il pourrait aller dans des festivals. Je l’ai fait le film parce qu’il le fallait, parce que j’étais mue par cet appel impérieux, mais je ne pensais pas à l’après.

Les prix reçus

Honourarium mention, Toronto International Deaf Film and Arts Festival, mai 2015 ;
Miglior documentario, Cinedeaf, Festival Internazionale di Cinema Sordo, juin 2015 ;
Best documentary, Seattle Deaf Film Festival avril 2016 ;
Best film of the festivail, Seattle Deaf Film Festival, avril 2016 (USA)
Best film of the festival, Maine Deaf Film Festival, Portland, USA, avril 2018 ;
Mención Especial, Mejor Película Largometraje Internacional, Festival Internacional de Cine Sordo de Argentina (FiCSor), septembre 2018

Et une douzaine de sélections officielles (Inde, Chine, USA, Belgique, Canada)

Pendant que je montais le film j’ai vu l’annonce de deux festivals, alors je leur envoyé le documentaire. Mais quand je leur ai envoyé il n’était même pas fini. C’était la première version, qui durait deux heures, c’était encore vraiment des rushes. (rires) Et finalement aux deux il a reçu les deux premiers prix ! Respectivement une semaine et deux semaines après l’accouchement. Intense !

Es-tu fière de ton film ?

Oui. Vraiment. Et je suis fière d’avoir tenu jusqu’au bout.

Qu’est-ce que ça te fait de voir d’autres personnes s’approprier ton film ?

Le fait de voir les réactions que ça provoque, de partager l’émotion aussi. Quand on le regarde, j’ai encore beaucoup d’émotion. J’ai dû le voir dix mille fois au montage, mais ce n’est pas grave. J’apprenais encore des choses en faisant le montage, il y avait des choses que je n’avais pas réalisées. Les femmes me le disaient mais je n’avais pas réalisé. Le fait de partager l’émotion et de voir les réactions, comme la salle de femmes sourdes qui pleuraient à la fin, je sentais que ça leur avait fait du bien. Le fait d’avoir des retours, ça fait que le film continue. Je l’ai fait pour que ça vive. Il faut le laisser partir.

C’est intéressant aussi de voir la différence de réaction selon les publics. Les rires et les exclamations diffèrent, pas toujours aux mêmes endroits, c’est fascinant. Et les échanges m’apportent beaucoup.

En Belgique, une femme était complètement surprise et enchantée que j’aie osé écrire « cheffes d’orchestre » dans le générique. Ce sont deux femmes qui ont composé la musique, ce sont des cheffes ! Il faut individuellement amorcer le changement de mentalités, c’est-à-dire oser embaucher des femmes, modifier sa façon d’écrire, etc.

C’est un défi personnel de le laisser partir peut-être parce que j’ai beaucoup investi dedans. Rien n’est laissé au hasard dans le film. C’est un projet de vie.

Propos recueillis auprès de Marie-Andrée Boivin, le 21 octobre 2017, à Montréal

Lire la deuxième partie de l’entretien : « Faire de la vidéo, c’est informer, sensibiliser, mettre en image des émotions et des tranches de vie, établir des ponts… »

Entretien avec Marie-Andrée Boivin, réalisatrice
Deuxième partie : « Faire de la vidéo, c’est informer, sensibiliser, mettre en image des émotions et des tranches de vie, établir des ponts… »

Notes et références

* « Manuelles, ça veut dire gestuelles, signantes, ce sont celles qui signent. On ne dit plus ça aujourd’hui »

Femmes sourdes, dites-moi...

L’affiche du documentaire Femmes sourdes, dites-moi…

Marie-Andrée souhaite faire une tournée de projections en France, à travers plusieurs associations.

Si ce projet vous intéresse et que vous aimeriez en savoir plus, vous pouvez la contacter directement par courriel.

Et pour en savoir plus sur Femmes sourdes, dites-moi…, rendez-vous sur sa page Facebook ainsi que la page du documentaire sur le site du diffuseur, UnisTV.

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